Il ne s’agit pas d’une trilogie au sens classique, et pourtant, OĂč est la maison de mon ami ?, Et la vie continue, et Au travers des oliviers forment un tout cohĂ©rent en trois temps oĂč chaque film devient un questionnement de la sociĂ©tĂ© iranienne autant quâĂ lâĂąme humaine.
OĂč est la maison de mon ami ? : La dĂ©couverte du monde
Lâhistoire commence Ă Koker, un village iranien, le professeur entre, lâautoritĂ© sâinstalle. Parmi les Ă©lĂšves, Mohammad se fait violemment gronder car il a oubliĂ© de faire ses devoirs dans son cahier. Il est menacĂ© dâexclusion sâil recommence. Le soir-mĂȘme, son camarade Ahmed dĂ©couvre quâil est reparti chez lui avec le cahier de Mohammad par erreur.

Câest alors quâun geste simple se transforme en aventure, malgrĂ© lâinterdiction de ses parents, Ahmed dĂ©cide de retrouver Mohammad pour lui rendre son cahier et lui Ă©viter une punition. Il ne sait quâune chose, son ami habite dans le village voisin et porte le nom de Namatzadeh. Ce pĂ©riple, en apparence simple, nâest pas seulement question dâun cahier, mais dâun enfant qui pour la premiĂšre fois franchit le seuil de sa maison et se confronte au monde.
L’enfance face au pouvoir
Kiarostami filme ce voyage avec une tendresse mais aussi avec une prĂ©cision politique. Le monde quâAhmed dĂ©couvre est rempli dâadultes qui refusent dâĂ©couter, mais exigent dâĂȘtre Ă©coutĂ©s. Ă chaque Ă©tape, on lui impose des rĂšgles et des vĂ©ritĂ©s toutes faites. Lâenfant doit obĂ©ir, mais cette fois Ahmed rĂ©siste obstinĂ©ment.

Un moment en particulier rĂ©sume cette tension, un homme arrache une page du cahier dâAhmed pour faire ses propres calculs. Ce geste banal pour lâadulte est un sacrilĂšge pour lâenfant. Ce charlatan, souhaite remplacer les portes du village par des modĂšles en fer sans Ăąme. En opposition, Ahmed rencontre un vieux menuisier, celui qui a fabriquĂ© ces portes qui sont encore debout quarante ans aprĂšs. Cet homme, humble et silencieux lâaidera Ă retrouver son ami.
Les portes de la sociĂ©tĂ©, et celles quâon ouvre seul
Les portes symbolisent des seuils Ă franchir, les rĂ©sistances Ă affronter. DĂšs les premiĂšres scĂšnes la porte de la classe est fermĂ©e, l’instituteur inculte le conformisme de la sociĂ©tĂ©, puis la porte suivante est la premiĂšre Ă ĂȘtre franchie, celle de chez soi. Ă la fin, câest une autre porte qui sâouvre, dans un souffle de libertĂ©, portĂ©e par un geste ultime dâAhmed.
Et la vie continue : LĂ oĂč le film sâarrĂȘte, la vie recommence
Deux ans aprĂšs le sĂ©isme de 1990 dâIran, un rĂ©alisateur et son jeune fils partent Ă la recherche des enfants de OĂč est la maison de mon ami ?. Abbas Kiarostami brouille volontairement les frontiĂšres de ce que vit le personnage est ce quâa vĂ©cu le cinĂ©aste. Ce nâest pas un documentaire ou une fiction, câest un entre-deux (cf: close-up), un espace oĂč les souvenirs, les personnes, les paysages sâentremĂȘlent.
Au milieu des routes dĂ©truites et des maisons effondrĂ©es, Kiarostami filme ceux qui restent. Il les Ă©coute et les laisse parler. Il transforme ce qui aurait pu ĂȘtre un geste dâauteur Ă©gocentrique: revenir sur les lieux dâun tournage, en un acte de partage. Il veut prendre des nouvelles, comprendre ce quâil sâest passĂ©, voir comment ces gens vivent aprĂšs la tragĂ©die. Il ne filme pas la catastrophe, il filme ceux qui sâen relĂšvent.

Ceux qui restent
Un Iran gĂ©ologiquement et politiquement fragile, tient pourtant debout par la force de sa population. On y croise des enfants, des vieillards, des familles, des gens qui parlent de la Coupe du Monde, dâun mariage, des gestes simples qui disent que la vie continue.
La voiture traverse des collines et des paysages contemplatifs, puis cette colline avec un chemin en zigzag que nous avons vu dans le premier film, comme un fil entre les Ćuvres. Mais cette fois ce nâest plus seulement lâhistoire dâun enfant, câest celle dâun peuple.

Et si le film est aussi marquant, câest parce quâil est peuplĂ© de personnes rĂ©elles, qui ont vraiment vĂ©cu le drame. Ă tel point quâon ne sait plus oĂč sâarrĂȘte la mise en scĂšne. Une femme parle de son mari mort dans les dĂ©combres, est-ce une actrice ou une survivante ? Peut-ĂȘtre les deux. Kiarostami ne cherche pas Ă nous le dire mais laisse la vĂ©ritĂ© apparaĂźtre dans lâĂ©motion, dans la sincĂ©ritĂ© du regard.
Le regard tournĂ© vers lâavenir
Le personnage du fils nâexistait pas dans le vrai voyage de Kiarostami, mais il est essentiel. Il incarne le futur, la vie qui littĂ©ralement continue. Ă travers lui, le rĂ©alisateur montre que mĂȘme au cĆur du dĂ©sastre, il y a un lendemain possible. On rencontre d’autres enfants sur la route, curieux, drĂŽles, lumineux. Et cet enfant, Ă©coutĂ© par son pĂšre cette fois-ci, donne au film une douceur inattendue.
Ce voyage devient une leçon. Une maniÚre de poser cette question:
âEt si nous pouvions revivre aprĂšs la mort, est-ce que nous ne vivrions pas notre vie de façon meilleure ?â
Une interrogation qui rĂ©sonne comme un prĂ©lude Ă Le GoĂ»t de la cerise, oĂč Kiarostami explorera de maniĂšre plus approfondi la place de lâhomme face Ă la mort. Mais ici, la vie ne se pense pas, elle se montre. Elle a des visages et des voix. Elle joue au football. Elle prĂ©pare un mariage. Elle rit malgrĂ© tout.
Au travers des oliviers : Le rĂ©el Ă lâĂ©preuve du cinĂ©ma
Cette fois, on assiste au tournage de Et la vie continue, le film se focalise sur Hossein, un ancien maçon qui nâest pas acteur comme beaucoup dans le film. Il est amoureux de Tahereh, mais elle ne lâaime pas et sa grand-mĂšre refuse de lui donner la main de sa petite-fille Ă cause de sa pauvretĂ©.

La catastrophe a mis tout le monde sur le mĂȘme plan, les riches ont perdu leur maison, les pauvres aussi. NaĂŻvement Hossein voudrait croire en un monde diffĂ©rent. Il parle dâun mariage entre classes, entre illettrĂ©s et Ă©duquĂ©s.
Le cinéma recadré par ses acteurs
Hossein nâa pas les mots du cinĂ©ma, mais il a ceux de la sincĂ©ritĂ©. Quand on lui demande dâexagĂ©rer, il refuse. Il ne veut pas tricher sur le nombre de membres de sa famille morts dans le sĂ©isme. Il ne sait pas jouer, mais il sait ce quâil ressent et câest ça le plus grand dĂ©fi pour le film, faire jouer Ă un homme rĂ©el une situation rĂ©elle sans se trahir.
Kiarostami en miroir
Le personnage du rĂ©alisateur, jouĂ© par un acteur professionnel, contraste avec ceux qui lâentourent. Il vient dâailleurs, il a des certitudes et un scĂ©nario mais peu Ă peu, Il doit adapter son scĂ©nario.
Il dĂ©couvre que ce nâest pas lui qui dirige. Que le rĂ©el a ses propres rĂšgles. Que les silences comptent autant que les dialogues. Que les visages ne sâapprivoisent pas si facilement.
Ce rĂ©alisateur, câest peut-ĂȘtre Kiarostami lui-mĂȘme. Un homme qui doute. Qui se regarde filmer, qui apprend Ă Ă©couter, Ă se remettre en question.
Et puis, il y a ce dernier plan
Et puis, il y a ce dernier plan. Encore un chemin, Hossein sâĂ©loigne dans les collines, entre les oliviers, il insiste, elle sâarrĂȘte. Et puis quelque chose se passe, on ne saura jamais quoi. Mais lui comprend, il repart en courant, heureux et libĂ©rĂ© dâun poids. Ce nâest pas la fin dâune histoire, mais plutĂŽt le dĂ©but dâune autre.

Pour finir
Abbas Kiarostami nous propose une trilogie unique dans lâhistoire du cinĂ©ma, profondĂ©ment ancrĂ© dans le rĂ©el, oĂč chaque film transforme le prĂ©cĂ©dent. On commence avec un enfant qui cherche une maison, on finit avec un homme qui court dans les collines, le cĆur allĂ©gĂ© par quelques mots.
Kiarostami ne cherche pas Ă imposer une vision, il cherche Ă Ă©couter. Il filme les silences, les gestes, les hĂ©sitations, ce qui ne se montre pas, ce qui ne se dit pas. Ce nâest pas une trilogie sur lâIran, ni mĂȘme seulement sur le sĂ©isme ou le cinĂ©ma. Câest une trilogie sur lâhumanitĂ©, sur ce qui nous relie malgrĂ© les catastrophes, les classes sociales, les malentendus.
Et si la camĂ©ra sâĂ©teint, la vie, elle, continue.
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